LES VOYAGES SENSORIELS
Texte rédigé par Annick Puiroux et Michelle Bussillet, publié par la Revue Française de Relaxation Psychothérapique, Novembre 1994.
Dans toutes les thérapies, y compris
les thérapies verbales, la sensorialité joue un rôle
essentiel. Que le stimulus soit réel, objectif, extérieur,
ou qu'il soit psychique, intérieur, subjectif, fantasmé. Ou
encore que le stimulus "intérieur", provoqué ou non par une
sensation extérieure, soit la remontée, par la mémoire du
corps, d'un souvenir inscrit jusque là dans l'inconscient.
Cela peut se vivre en analyse où, à partir du discours de
l'analysant, le corps, les sens, occupent une place non
négligeable sur le divan. Lorsque cela se produit, c'est
totalement spontané.
Dans certaines thérapies, la recherche de la sensation
juste, objective, dépouillée de toute association est un
outil majeur, qui nous semble agir comme le fait un objet
transitionnel; comme cet objet pour l'enfant, l'accueil de
la sensation permet de créer cette "aire intermédiaire
entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu" dont
parle Donald Woods Winnicott.
Cela est important dans la thérapie de Vittoz et c'est
également utilisé dans la Relaxation Statico-dynamique de
Jarreau et Klotz.
C'est en 1907 que Roger Vittoz expose dans son livre la
méthode qu'il a mise au point. Dans cet ouvrage, très
enraciné dans le XIX° siècle, au style marqué par l'origine
de l'auteur, ce médecin suisse expose son travail. Il est
parti d'une intuition que les progrès de la neurologie ont
justifiée depuis : si je m'exerce, ponctuellement, à vivre
une sensation de manière simple, sans associer, je mets au
repos les zones mentales et les zones affectives de mon
cerveau. Vittoz voyait en cela un "moyen de contrôle
cérébral" dénué de tout volontarisme. Cette pratique, outre
qu'elle réduit l'angoisse, permet de mieux vivre au présent
et de reprendre pied dans la réalité. Raymond Jarreau
constate que "les exercices de détente sensorielle
favorisent l'approfondissement de la relaxation générale.
Ils ont un effet sédatif sur l'hyperactivité mentale ,
cette hyperactivité entraînant souvent grande fatigue,
insomnie, angoisse.
Vittoz n'a jamais parlé de relaxation. Il est mort en 1925,
alors qu'Ajuriaguerra avait quatorze ans, que Jacobson,
dont les premiers écrits remontent à 1922, n'était ni connu
ni traduit en Europe; Schultz devait publier "Le training
autogène" en 1932.
Mais toute une branche des disciples de Vittoz, dynamisés
par Rosie Bruston, a mis au point une méthode de relaxation
"psychosensorielle", enracinée dans cette pratique. Une
relaxation qui, comme le dit Suzanne Dedet, "résonne tout
le long de la cure comme une basse continue". L'accueil des
sensations extéroceptives est un moment essentiel de cette
relaxation.
Pour ces buts (gestion de l'angoisse et/ou
approfondissement de la relaxation générale), c'est une
présence accueillante à l'extérieur comme à l'intérieur de
soi" qui va être requise dans la relaxation. De ce fait,
réel et imaginaire vont se trouver remaniés dans leurs
rapports par les expériences sensorielles induites ou
remémorées par les inductions et la situation de
relaxation.
Nous examinerons comment les divers sens arriment
l'imaginaire à la réalité, en resituant le relaxant dans
l'ici et maintenant, ou bien en faisant resurgir le passé,
ses fantasmes et ses sensations "oubliées", pour les
mesurer à l'aune du présent. On verra que le regard, la voix et le
toucher du thérapeute touchent des niveaux différents de la
structure de la personnalité du relaxant. Enfin on
s'interrogera sur le déroulement le plus opérant dans la
cure des diverses sollicitations sensorielles et sur la
place de la sensorialité propre du thérapeute dans ce
processus.
Sens
et réalité
Le
réapprentissage sensoriel permettra peu à peu au patient de
reprendre pied dans le monde qui l'entoure et de
redécouvrir le plaisir de vivre au quotidien: il se sentira
sujet de sa vie. Vivre dans le monde tel qu'il est à partir
de sensations objectives permet de ne pas rester dans le
"banal", ouvre la porte à l'imaginaire, perçu comme un
espace de liberté et non plus avec le risque de vivre un
"décollage" dangereux, d'être débordé, de perdre sa
frontière.
Cette pratique sensorielle, parce qu'elle permet d'être
plus présent au réel, donne, comme le précise Patrick
Faure, "la possibilité de désinvestir durant quelques
instants, les processus mentaux anxiogènes et de libérer
l'attention des contraintes habituelles, souvent subies ou
encore affligeantes."
Ce qui est important aussi c'est que, par les sens, parce
que "la perception prend la place de l'aperception", la
personne peut "se relier en tant que soi-même et peut avoir
un soi où se réfugier afin de se détendre", comme le dit
Donald Woods Winnicott.
François a constaté, lorsqu'il regardait un paysage en se
laissant pénétrer par les formes, les couleurs … que
sa langue se détendait: il avait une impression de grand
calme en lui. D'autre part, quand il prenait le temps de
goûter une pomme, il coupait avec l'angoisse qui, souvent,
provoquait chez lui une certaine boulimie.
C'est aussi ce que vit Robert : très touché par plusieurs
suicides dans sa famille, il vient nous voir dans une phase
dépressive. Très vite, il a pu commencer sa journée en
accueillant la couleur du ciel, l'eau de la douche sur son
corps, l'odeur et le goût du café et du pain grillé. Il
réussissait à se libérer pour un temps et à s'ancrer dans
sa journée. D'autre part il a pu, dans les séances, parler
de son angoisse sans qu'elle le déborde.
Nous rencontrons fréquemment des personnes que la
relaxation psychosensorielle aide à "poser" pour un temps
leur rêverie, leur anxiété, pour être plus présentes à un
travail, à une relation… Fait en séance, cela
permettra de chercher, dans une dynamique relationnelle,
pourquoi ces patients fuient dans un rêve qu'ils ne
maîtrisent pas, pourquoi ils se perdent dans leurs soucis;
pourquoi souvent leur affect est disproportionné à la
cause. Hors séance, ils pourront se sentir mieux en
possession d'eux-mêmes.
Un minimum de confiance en eux pourra se mettre en place,
qui s'amplifiera dès qu'ils constateront qu'ils deviennent
moins dépendants de leurs affects.
Souvent, cette constatation est liée à une détente
corporelle spécifique, précédant la détente psychique.
"Pour Jacobson, la détente musculaire fait le lit de la
détente mentale, induisant ainsi un processus de
changement, de libération, allant du corps à l'âme", comme
le développe Marie-Josée Hissard.
Cette place donnée aux sens amènera souvent un échange
verbal permettant l'élucidation de l'origine des manques,
de zones d'ombre dans le schéma corporel, d'illusions
somesthésiques et kinesthésiques.
Sens
et mémoire "involontaire" du corps
Catherine se sent mieux depuis qu'elle peut faire appel à
ses sensations pour couper sa pensée. Mais elle continue,
séance après séance, à parler du regard de ses professeurs,
de ses camarades. Son émotion et telle qu'il serait inutile
de lui demander à quoi cela la renvoie. Le regard de la
thérapeute, yeux ouverts pendant qu'elle, en relaxation,
les yeux fermés, est aussi très perturbateur. Un jour, nous
lui avons proposé une relaxation au cours de laquelle nous
ne la regarderions pas. À la fin de cette relaxation, nous
l'avons invitée à nous voir, mentalement, dans le fauteuil;
elle visualisa alors le fauteuil : il était vide!!
Nous avons mis en route tout un travail sur le regard, le
sien : accueillir visuellement de grandes feuilles variées,
marcher dans la pièce en laissant "venir" formes, couleurs,
lumières, sans interprétation…
Plus tard, nous l'avons invitée à recevoir son image dans
une glace en pied. Devant cette nouvelle difficulté, elle a
pu dire à quel point le regard de son père l'avait
dévalorisée quand elle était enfant: ce père qui semblait
ne pas entendre qu'elle était première en classe pour le
séduire et qui ne soulignait que ses manques.
Parce que Catherine a pu "ramener" son père dans la séance,
à partir de souvenirs anciens, elle a trouvé, face à lui,
la distance qui lui permettait d'être elle-même, ni dans
l'attente d'une jouissance impossible, ni dans la honte de
ne pas avoir été reconnue telle qu'elle était.
Ce qui s'est passé avec Catherine avec le regard peut être
vécu au niveau des autres sens. Et souvent s'agissant de la
réceptivité au thérapeute. Il n'est pas rare que des
patients supportent mal, en relaxation, d'avoir les yeux
fermés face à un thérapeute qui les regarde. D'autres, au
contraire, sont confortés par un regard de "bonne mère", de
"bon père", dans un transfert narcissisant.
Il en est de même pour la voix. Juan David Nasio affirme
que la manifestation du Surmoi est un phénomène psychique
auditif. Parfois, c'est la voix du thérapeute qui fait
résonner les injonctions du Surmoi. Cette voix peut sembler
proférer une double contrainte, comme si le thérapeute
ordonnait sévèrement : "Relaxez-vous!", ou être perçue
comme une voix paternelle ou maternelle sévère ordonnant au
relaxant dont le tonus est descendu de se réveiller. Mais
cette voix peut aussi être une voix de bonne mère,
réassurante, enveloppante. Théa Hélène Fua parle du "bain
sonore, à la fois enveloppe tactile et miroir narcissique,
l'olfactif et le tact participant à cet effet."
Revenons à Catherine : elle a pu passer d'un "langage
sensoriel fantasmé" à une réceptivité plus juste et, ce
faisant, entendre quelque chose d'essentiel de son
histoire. Parfois, ce passage au réel est lié à un moment
de la vie de la personne qui n'était nullement refoulé.
Dans ce cas aussi, le lien avec le réel peut permettre de
vivre en laissant s'épanouir des potentialités qui étaient
en sommeil.
C'est ce qui s'est passé pour Hélène : elle a pu traverser
les "niveaux" qui lui ont permis de modifier son écoute. Le
bruit d'une mobylette dans la rue, qui "était" pour elle le
bruit d'une mitrailleuse trop entendue dans son enfance,
s'est modifié, passant, comme dit Deleuze, "d'un ordre à un
autre, d'un niveau à un autre".
Par paliers, le son fantasmatique est devenu plus proche de
la réalité de l'instant. En étant présente aux sons tels
qu'ils pouvaient être entendus dans le lieu thérapeutique,
Hélène a pu libérer son imaginaire, qui avait été comme
paralysé par ses fantasmes. Imaginaire qui lui a permis de
vivre autrement, mais aussi de prendre en main sa cure.
Nous constatons parfois, en effet, que tout se passe comme
si la "réserve" de créativité de certains patients était
entièrement mobilisée par la fabrication de certains
fantasmes douloureux, de rêves éveillés cauchemardesques,
ne laissant plus de place pour le plaisir artistique,
l'amour de la nature. Raymond Jarreau insiste sur l' "effet
stimulant que peut avoir la relaxation sensorielle sur la
sensibilité et la jouissance esthétique, qu'il s'agisse de
la contemplation de la nature ou de l'ouverture aux arts
plastiques ou à la musique".
Mais c'est la capacité de représentation elle-même qui peut
être inhibée par le surgissement d'une "sensation-écran".
C'est ce qui est arrivé à Roselyne : elle a laissé surgir
spontanément une telle sensation au cours d'une des toute
premières séances.
En reprise de relaxation, elle est invitée à toucher du
sable, à le laisser filer entre ses doigts, dans l'accueil
du grain, de la température…Très vite, revient une
image d'enfance : "J'étais chez ma nourrice, en train de
jouer avec du sable. J'étais seule et heureuse de l'être,
les adultes étaient proches, présence rassurante. Et
pourtant, j'ai peur de ce qu'il y a derrière…
Il nous a bien sûr semblé que Roselyne nous décrivait un
souvenir-écran. Mais nous étions en début de cure…
C'est de longs mois plus tard qu'est revenu le souvenir
"recouvert": le couple de la nourrice était plein d'amour
pour elle, mais ils avaient entre eux des rapports de
violence, lorsque l'homme avait bu.
Claudine avait pu dépasser ce stade :
elle avait rapidement pris conscience de son état
d'enfermement et de "recroquevillement" sur elle-même. Elle
constata que le monde autour d'elle était sans couleur,
sans odeur, sans saveur. Elle découvrit qu'elle mangeait
très vite, en évitant de goûter, sinon se déclenchait chez
elle une profonde répulsion. Son toucher agressif a pu se
modifier. Elle eut l'impression de s'ouvrir au monde, de le
découvrir réellement; le froid sur sa peau ne la faisait
plus se contracter, mais au contraire la stimulait. Son
regard sur les autres se transformait. En devenant
réellement présente au monde, elle put devenir plus
consciente d'elle-même. Elle s'affirmait et prenait
confiance en elle. Lors d'une relaxation, elle laissa
émerger le souvenir d'un passé très éprouvant : une mère
enceinte à 17 ans, qui la détesta toujours et, un jour de
violence, chercha à la tuer.
Peu à peu, ses sens retrouvaient vie et tout en elle
s'animait. Sa voix devenait plus vibrante, plus vivante. La
violence refoulée depuis tant d'années a pu être analysée,
assumée, dépassée, jusqu'à un accord avec elle-même et le
plaisir de vivre.
Comme le dit Suzanne Dedet : "La sensation, lorsqu'elle
devient consciente, est un véritable aliment du psychisme.
Elle agit comme constructeur, révélateur et restaurateur de
notre unité somato-psychique."
Ainsi, en étant mieux ancrée dans sa vie, Claudine a pu
retrouver des images enfouies de son enfance. C'est ce qui
est arrivé aussi à Gabrielle, d'une manière plus
indirecte. Cette
infirme moteur cérébrale est née à six mois : il semble
qu'elle ait été littéralement "projetée" hors de sa mère
lors de l'accouchement. Gabrielle entra très vite dans la
relaxation, puis cette détente fut perturbée par la vision
de "boules grises cotonneuses", dont elle-même pensait
qu'elles correspondaient à des images vues en couveuse.
Nous l'invitons, au cours de la relaxation, à toucher son
corps, face postérieure, face antérieure, dessin de sa
silhouette… La réassurance narcissique qui a pu se
faire dans ce contact l'a amenée à vivre ce toucher, chez
elle, avec la pomme de douche. Un jour, au cours de sa douche, elle
fait tourner le jet d'eau tiède autour de son nombril et
sent une douleur intense : la même douleur, dit-elle, que
lorsqu'on presse un furoncle et que le pus sort. Depuis,
ses relaxations sont paisibles, les "boules grises" ont
disparu.
Elle n'était pas prête à verbaliser à partir de cette
expérience. Mais il semble bien qu'elle a vécu, là, la
castration ombilicale symboligène telle que la définit
Françoise Dolto : "La césure ombilicale origine le schéma
corporel dans les limites de l'enveloppe qui est la
peau(…). L'image du corps, originée partiellement
dans les rythmes, la chaleur, les sonorités, les
perceptions fœtales, se voit modifiée par la
variation brusque de ces perceptions… Cette première
séparation sera appelée castration ombilicale."
Pour Gabrielle, il semble que cette modification s'était
faite brusquement et probablement avec une douleur au
niveau de l'ombilic.
La posture et la zone érogène que représente le nombril
correspondent à une double dynamique que Françoise Dolto
tient pour caractéristique de l'image corporelle: dynamique
de repos (vécue en séance, dans la relaxation) et dynamique
de fonctionnement (vécue dans les mouvements que nous
avions proposés à Gabrielle). Elle avait donc préparé, par
cette alternance, une revalorisation dynamique de son image
corporelle. Le jour où, spontanément, elle a stimulé cette
zone ombilicale, elle a pu, par la réactivation de la
douleur, se libérer des remontées d'angoisse périnatales. À
partir de là, elle a mieux intégré son schéma corporel
perturbé et, surtout, valorisé l'image qu'elle avait de son
corps.
Dans l'histoire de ces patients, nous constatons ce que les
pionniers de la relaxation pressentaient sans tous le
conceptualiser : c'est que la sensorialité peut faciliter
la remontée de l'inconscient par la mémoire du corps. La
relaxation, en amortissant les affects, l'angoisse, en
faisant parfois émerger des souvenirs anciens, peut
permettre d'approcher l'origine de ces affects.
Parce qu'une
sensation vécue "ici et maintenant" appellera une sensation
enfouie, cela pourra faire revenir une image. C'est ce que
dit Deleuze lorsqu'il parle de la mémoire involontaire
selon Proust : "Elle accouplait deux sensations qui
existent dans le corps à des niveaux différents et qui
s'étreignaient comme des lutteurs, la sensation présente et
la sensation passée, pour faire surgir l'irréductible aux
deux, au passé comme au présent: cette Figure." Figure qui
est une image du passé faisant irruption dans la séance, et
même hors séance.
Images mentales, mémoire des sens
Si les
patients semblent subir, plus ou moins, le resurgissement
d'images oubliées, le relaxateur de son côté utilise
activement des images mentales au cours de la relaxation.
Le projet peut être simple : par l'induction d'une image de
calme, ou d'une image d'énergie, nous préparons le patient
à un auto-conditionnement positif qu'il pourra utiliser en
dehors des séances : à l'aide de telles images, il pourra
influer sur son état intérieur.
Il arrive parfois que ce qui se passe aille plus loin que
le projet du thérapeute. C'est ce qui est arrivé à Colette
à qui nous induisions une image de paysage. Elle voit un
paysage de vacances qui, dit-elle, domine la mer. Elle
répète "domine la mer", puis associe tout à coup sur ses
problèmes avec sa mère: cela débouche sur une verbalisation
importante.
L'histoire de Paul est différente : il est en thérapie
depuis deux ans. Il alterne les moments de lâcher-prise et
les moments de résistance. Depuis quelque temps, il a
décidé de poser à sa mère des questions concernant sa
petite enfance. Mais il y a toujours quelque chose qui l'en
empêche…
Un jour, il arrive en disant : "Je parle trop, je veux
faire davantage d'exercices Vittoz".
Nous lui proposons l'accueil d'une odeur: de la verveine.
Puis une relaxation. En fin de relaxation, nous l'invitons
à laisser revenir le souvenir d'une odeur liée pour lui à
une émotion. Après la reprise, il nous dira qu'il a senti
une soupe aux poireaux et aux pommes de terre; il se
dirigeait en image mentale vers la cuisine où sa mère
préparait cette soupe. L'image a été "coupée" avant qu'il
n'arrive.
La cure n'est pas terminée. Il n'a pas fini d'aller vers la
mère de son enfance, "la plus belle du monde"… Mais
ce qui se passe, et probablement ce qui va se passer, est
relié à cette sensation et au souvenir qu'elle a fait
renaître.
Notre projet n'était pas très précis, du moins
consciemment, mais à partir de ce sens très archaïque
qu'est l'odorat quelque chose est arrivé, relié à la fois à
ce qui s'était dit au cours des séances précédentes et à ce
qui ne pouvait pas encore se dire.
Les images mentales ont été très importantes pour Régine :
elle l'ont aidée à conduire un deuil.
Cette jeune femme a découvert, dans un premier temps, que
ses sens avaient été endormis depuis une très profonde
déception amoureuse. Dans un second temps, un travail en
images mentales, en séance puis hors séance, lui a permis
d'élaborer le deuil de cet amour.
C'est surtout le réveil du sens auditif qui fit émerger le
passé: son amour fou pour un musicien. Elle écouta à
nouveau de la musique, fit partie d'une chorale, puis
enregistra sa voix. Elle commençait à s'extérioriser, à se
sentir mieux avec les autres. Un jour, en rentrant d'une
séance de relaxation, elle s'est arrêtée dans un parc et
elle nous raconte, la semaine d'après : "J'ai regardé le
ciel, si bleu, si vaste… J'ai entendu les cris des
oiseaux et je me suis retrouvée au bord de la mer…
Puis j'ai senti une odeur de fumée et j'étais chez mes
grands-parents autour du foyer. J'ai retrouvé ensuite le
goût du chocolat que je buvais avec cet ami de jeunesse. Et
je me suis dit: "Toutes ces sensations que je peux
maintenant retrouver: Je suis sauvée… Je peux
laisser émerger les souvenirs, tout ce qui a été refoulé :
je suis en train de me libérer…"
Et quelques temps plus tard, en mettant de la crème sur son
visage, elle a revécu avec émotion une caresse de son
premier amour.
Elle a assumé le passé, elle était prête à vivre le présent
et à accueillir un nouvel amour. Dans ce dernier cas, le refoulement
ne porte pas sur des souvenirs traumatiques, mais sur un
bonheur dont la perte avait provoqué le refoulement de
sensations heureuses. Cette perte était tellement
insupportable que Régine semblait anesthésiée : pendant
vingt années, elle n'avait pu recevoir que des sensations
douloureuses.
Le toucher du thérapeute
La voix, le
regard du thérapeute sont toujours présents dans la cure,
le patient y étant plus ou moins sensible. Par contre,
envisageant de toucher son patient, il le fera, ou non, en
fonction de ce qu'il comprend, mais surtout de ce qu'il
pressent. Il le fera avec prudence, et pas avec tout le
monde…
Julie avait entendu parler de la méthode Vittoz comme d'un
recueil de recettes. … Face à ce que nous lui
proposions, elle résistait, elle dénigrait… Cela a
pu se dénouer le jour où nous avons accompagné la
relaxation par le toucher : une confiance presque enfantine
s'est installée et peu à peu le transfert se mit en place.
Le toucher, dans une cure peu avancée, peut être "un
vecteur libidinal objectal plus puissant encore que
l'induction verbale", Comme le constate Yves Ranty.
Louis n'en finit plus de parler de son père, injuste et
violent… Il a été tellement maltraité qu'il se sent
complètement déprécié sur le plan corporel : sa peau le
dégoûte. Il ne peut toucher son visage. Un jour, il raconte
une scène particulièrement dure : des coups, des mots, les
mains de son père sur son cou "comme s'il m'avait mis le
couteau sur la gorge". En début de cure, Louis nous parlait
beaucoup de ses maux de gorge. Nous lui proposons de boire
de l'eau de Vichy en suivant le trajet de la sensation dans
le larynx, l'œsophage, jusqu'à l'estomac… puis
nous massons longuement son cou, sa nuque… et enfin
nous l'invitons à reprendre lui-même ce geste…
Contrairement à ce que nous aurions pu craindre, il a pu le
faire, en prenant son temps… Il n'a pas beaucoup
parlé, mais il est parti plus calme. La séance suivante, il
nous dit quelle découverte s'était faite pendant la semaine
: il peut maintenant se toucher, peau contre peau. Et la
peau de son visage nous apparaît comme lissée… Très
vite, il pu effectuer un acte socialement important et
accepter de constater, lui qui se disait "irrécupérable"
que quelque chose changeait en lui.
Raymonde a soixante ans. Elle a senti la main de la
thérapeute sur son ventre comme celle de la sage-femme qui
l'accouchait. Elle parla d'un moment de grande plénitude et
de réconciliation avec son Moi profond.
Avec ces patients, nous retrouvons ce que dit Yves Ranty :
"N'oublions pas que le mot toucher
signifie
porter la main
sur, mais
aussi émouvoir
ou atteindre
(toucher un
adversaire), ou dire (Je lui toucherai un
mot), ou
enfin apporter des changements,
des modifications (toucher à un règlement)."
Ces définitions sont
toutes très chargées de sens.
Menée de la cure et contre-transfert sensoriel
L'accueil
objectif des sensations aide à stopper le mental et réduit
l'angoisse. Il peut permettre la remontée de l'inconscient.
Il peut aussi favoriser une réconciliation avec soi-même,
qui met en route le développement de l'autonomie.
Au cours de la cure, l'accent sera mis sur tel ou tel sens,
en fonction du moment et de l'histoire du patient.
Il est intéressant de constater que, si la relaxation
psychosensorielle débute souvent par le toucher, qui est un
sens très archaïque, la relaxation statico-dynamique
propose le travail sur les sens et en particulier
l'induction sur le senti de la peau en fin de cure.
Commençant par un sens archaïque, nous proposons un chemin
génétique; terminant par la peau-enveloppe, nous permettons
la synthèse de tout ce qui aura été vécu auparavant.
Quelle que soit l'école à laquelle il se rattache, le
thérapeute doit toujours se poser la question : quel va
être le meilleur chemin pour ce patient?
D'autre part, nous pensons que la sensorialité tactile,
induite au début de la cure, situe le relaxant dans le
monde, lui permettant d'apprécier sa place et de se sentir
relié à l'extérieur; en fin de cure, parce qu'il portera
son attention, aussi, sur l'autre face de sa peau, en
relation avec son espace intérieur corporel, il découvrira
la fonction de contenant de son "Moi-peau". Il se sentira
exister par lui et pour lui avant de retrouver, à partir du
dedans, l'espace du dehors. Et cela sera pris en compte
dans la conduite de la cure.
Comme le dit Didier Anzieu : "L'instauration du Moi-Peau
répond au besoin d'une enveloppe narcissique et assure à
l'appareil psychique la certitude et la constance d'un
bien-être de base".
D'autre part, la présence au monde, aux objets, aux êtres,
aux circonstances de la vie, aide le sujet à rendre
conscience de sa place dans l'espace et active souvent sa
structuration spatio-temporelle. Ainsi, la relaxation sensorielle
conduit à une plus grande conscience de soi par rapport à
l'extérieur et peut en même temps faciliter tout le travail
corporel intérieur et l'approfondissement de tout le vécu
cénesthésique. "Dans la sensorialité", dit Marie-Josée
Hissard, "la cenesthésie représente en quelque sorte le
toucher du dedans".
On peut aller plus loin dans la détente corporelle, qui se
fait forcément en lien avec un travail sous-jacent,
conscient ou non, verbalisé ou non.
Mais il y a aussi un chemin plus subtil : à partir des
sens, des sensations somesthésiques, la mémoire du corps
pourra permettre des remontées liées à la vie affective et
faciliter la verbalisation.
C'est dire que chez certains patients, le travail sensoriel
agira surtout sur le "corps réel", le "corps de la
fonction"; chez d'autres il se fera surtout avec le "corps
imaginaire". Comme le dit Raymons Jarreau, "la relaxation
statico-dynamique aborde le corps réel,
anatomo-physiologique et dans une moindre mesure le corps
imaginaire du psychanalyste".
Ces chemins ne s'excluent pas l'un l'autre, mais seront
suivis par chaque patient de manière différente, en
fonction de sa demande latente propre et de la souplesse de
ses défenses. Le
thérapeute sera à l'écoute des possibilités et des risques.
Pour cela, il utilisera lui-même sa réceptivité au patient,
donc son propre corps… En effet, comme l'affirme
Jean Marvaud : "En relaxation, le contre-transfert se joue
également au niveau des sensations éprouvées par le
thérapeute.
Ce corps-à-corps patient-thérapeute est essentiel . Si
Freud a écrit "Le psychanalyste se sert de son inconscient
comme d'un instrument", nous pouvons dire que le
psychothérapeute de relaxation se sert de son propre corps
comme d'un instrument".
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