LA THERAPIE VITTOZ EST-ELLE
UNE THÉRAPIE COMPORTEMENTALE?

Nous savons que Roger Vittoz était un médecin généraliste Suisse. Il s'est installé à Lausanne en 1904. Il a lui-même lutté contre une dépression, ce qui est à l'origine des exercices qu'il a pratiqués sur lui-même, avant de les transmettre à ses patients.

Lorsque nous lisons le "Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral", publié en 1907, nous lisons, dans la première partie, un traité comportemental. C'est à ses malades qu'il s'adresse, et son but est de leur donner le moyen de renforcer, ou retrouver, le contrôle de leur pensée.

Avait-il entendu parler de Freud? Ou de Jung, qui était plus proche de lui, sur le plan géographique comme au niveau de la philosophie? Il semblerait que non. La définition qu'il donne des termes
conscient et inconscient n'est pas la même que celle des premiers psychanalystes.

Par contre il semble, grâce à son intuition, être en avance sur les premiers psychosomaticiens (cf.
Influence du contrôle insuffisant sur les organes (pp. 21, 26) (1), disant, avec ses termes à lui, que le psychisme a une influence sur le corps.

Mais pour lui, l'essentiel est d'abord de
contrôler son cerveau. Pour cela, il expose deux stades de la thérapie :

1/ modifier le mécanisme cérébral par une rééducation fonctionnelle (c'est le travail comportemental);

2/ modifier l'état mental par une rééducation psychique ( p. 49 - 63).

Mais il ajoute
: ces deux buts sont en eux-mêmes inséparables; nous ne faisons cette distinction que pour la clarté de l'exposition.

Ceci est important et le thérapeute doit y être très attentif. Le cheminement de la thérapie est unique pour chaque patient, rééducation fonctionnelle et rééducation psychique se faisant en fonction de ce qui se passe chez le patient, l'une influençant l'autre, la durée n'étant pas la même pour tous.

"La méthode Vittoz fait appel à des exercices simples, intégrés dans la vie quotidienne, qui amène tout d'abord celui qui les pratique à reprendre pied dans la réalité. Des actes de la vie quotidienne sont utilisés comme exercices : l'écoute de la musique, la marche (…) "(Martine Mingant,
Vivre pleinement l'instant, Eyrolles, p. 9).

Pendant que je suis dans la sensation, les seules zones sensorielles de mon cerveau travaillent. Les zones frontales, celles de l'intelligence, mais aussi de l'angoisse sont mises au repos. La personne découvre, au cours des séances, au cours des répétitions d'exercices qu'elle pratique seule, qu'elle peut mettre au repos son cerveau. Parce qu'elle peut suspendre sa pensée, ne serait-ce que quelques secondes, elle découvre qu'elle est capable de réduire une émotion, de la mettre à distance…Mais aussi, parce qu'elle ne se laissera pas entraîner par ses émotions, elle pensera plus juste.

C'est cela le comportementalisme…
Avec un bénéfice important : Je suis capable de mettre mon cerveau au repos, ce qui va, peu à peu, renforcer ma confiance en moi(2).

L'accueil répété des sensations, s'il s'inscrit dans la vie quotidienne, nous relie à la réalité, permet un meilleur échange avec le monde; permet de mieux goûter la vie.

Grâce à cette pratique, la thérapie évolue, la personne évolue. Cela ne pourra se faire que si autre chose que l'enseignement des exercices se passe. Parce que le thérapeute ne sles exercices proposés ne s'adresseront pas uniquement au symptôme de la personne; parce que la relation thérapeutique s'installera, il y aura place - au cours de la séance, parfois entre les séances - pour les émotions. Cela se fera, sans que soit nécessaire le désir conscient du patient, la décision du thérapeute.Ça se fait. Le transfert, celui du patient comme celui du thérapeute, va jouer. Dans le "couple" patient-thérapeute, un travail d'inconscient à inconscient se produit…


Il peut arriver que, après un temps court de réceptivité, vienne une émotion. Parfois peut revenir un souvenir… Ce moment se produira lorsque la personne sera prête. Parfois en début de cure, le plus souvent après plusieurs mois de pratique.

La première partie du livre de Vittoz nous présente cette façon de procéder.

Grâce à cette pratique, la thérapie évolue, la personne évolue. Cela ne pourra se faire que si autre chose se met en place autre que l'enseignement des exercices se passe. sLes exercices proposés ne s'adresseront pas uniquement au symptôme de la personne; et surtout, parce que la relation thérapeutique s'installera, il y aura place - au cours de la séance, parfois entre les séances - pour les émotions. Cela se fera, sans que soit nécessaire le désir conscient du patient, la décision du thérapeute.Ça se fait. Le transfert, celui du patient comme celui du thérapeute, va jouer. Dans le "couple" patient-thérapeute, un travail d'inconscient à inconscient se produit…


Nous savons donc aujourd'hui que la "gymnastique comportementale" ne suffit pas. Que mal utilisée,
elle pourrait renforcer les résistances.

Il arrive qu'un exercice agisse sur le symptôme. Et c'est important d'en tirer les bienfaits. Mais si l'on en restait là, le symptôme pourrait se manifester à nouveau, par un événement inattendu, comme un ressurgissement.

Il peut aussi se produire qu'un autre symptôme apparaisse, qui avait été recouvert par le premier.

Quelques exemples :
Jacqueline a six ans lorsque ses parents se séparent : mère française, père italien. Son apprentissage de la lecture en est lourdement perturbé : mélange de mots, dyslexie, blocage face à la grammaire, dysorthographie pathologique. Six mois chez un orthophoniste lui permettent de retrouver une scolarité normale. Les symptômes ont disparu. Apparemment.

Lorsqu'elle arrive en classe de seconde, ses notes scolaires chutent, elle devient très agressive, a des troubles psychosomatiques, (migraines, douleurs d'estomac). Sa mère entend parler de la méthode Vittoz: Jacqueline accepte difficilement les exercices, "oublie" de les pratiquer dans la vie quotidienne… Son transfert sur sa thérapeute est très négatif… jusqu'au jour où elle accepte de vivre des relaxations qui, peu à peu, évolueront de la détente à des temps de relation avec elle-même : corps, affectivité, esprit… Le transfert évolue, les exercices prennent une couleur symbolique… Elle en parle, en confiance…

Sa mère considère que "cela ne va pas vite", mais accepte malgré tout de la laisser poursuivre ce travail. Il faudra un long temps pour que Jacqueline commence à se sentir plus sûre d'elle. Elle "ratera" son bac, mais à la faveur du travail somatopsychique qui s'est mis en route, des "clichés" travaillés en séance, elle abordera sa deuxième année de terminale sans angoisse, et pourra choisir la voie qui, pour elle, semble la meilleure pour la poursuite de ses études…

Claire fait partie d'un groupe Vittoz. Après le vécu des exercices, chacun s'exprime : à la fois pour dire ce qui s'est passé (comment l'exercice est vécu, mais aussi comment il a permis des associations, venues spontanément, sur sa vie quotidienne, sur des souvenirs).

Pour Claire, tout est différent : elle se contente d'utiliser les exercices pour ne jamais rester en relation avec ses émotions. Sa peur de souffrir l'amène à se réfugier dans la fuite. Bien entendu, ses symptômes à répétition n'évoluent pas.
Un jour, ce sont ses camarades qui lui disent : "Tu ne t'en sortiras pas si tu n'entreprends pas un travail individuel avec un des thérapeutes du groupe".

Ce cheminement sera difficile, parfois douloureux. Le fait d'arrêter de "gommer" ses émotions a demandé un long travail. Mais peu à peu elle a pu revisiter certains moments douloureux de sa vie, entendre ce que signifiait sa peur, et "travailler" sur l'origine de ses symptômes: sa relation avec sa féminité et la peur qui en découlait.

Poursuivons la lecture de Vittoz : "Le traitement psychique ". Vittoz nous parle du cliché (p. 90, 117) : Il le définit comme "une impression ancienne, cristallisée pour ainsi dire dans le cerveau, qui reproduit toujours le même symptôme par un mécanisme inconscient du malade… Nous lui donnons le nom de "cliché" , du fait de sa persistance."

Il cite alors plusieurs cas de patients qui,ayant retrouvé un souvenir (préconscient ou inconscient?) ont vu disparaître leurs symptômes.

Dans certains cas "Il peut arriver que le cliché a si fortement impressionné le cerveau que le malade ne peut s'en débarrasser si facilement .
Il faut alors que le malade se le rappelle
volontairement jusqu'à ce que le cerveau le sente contrôlé , car le réveil conscient et volontaire du cliché ne produit aucun symptôme ni psychique ni physique. "

Il arrive que les symptômes demeurent, mais soient plus faciles à vivre; ce que propose Vittoz "se le rappeler volontairement" est exactement ce qu'a fait Proust pour aller de la sensation actuelle à la sensation mémorisée… (cf. annexe).

Nous savons aujourd'hui que la "guérison" est très rarement immédiate, pas toujours définitive.

Le cliché est un souvenir. Mais il est rarement seul, et peut recouvrir d'autres souvenirs.

Le souvenir écran

"Souvenir infantile se caractérisant à la fois par sa netteté particulière et l'apparente insignifiance de son contenu. Son analyse conduit à des expériences infantiles marquantes et à des fantasmes inconscients. Comme le symptôme, le souvenir-écran est une formation de compromis entre des éléments refoulés et la défense. "(Laplanche-Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse P.U.F.)

"Pour Jean-Louis, qui arrivait pour une troisième séance, je prévoyais simplement de lui faire découvrir le vécu objectif de sensations simples . Après qu'il ait fermé les yeux, je l'ai invité à toucher du sable: "Vous ne cherchez pas à reconnaitre, ni à juger, ni à faire venir des images, vous accueillez les différentes sensations."
Dans l'échange qui suivit, il raconte : Une image est venue tout de suite: j'avais 5 ans environ, j'étais chez ma nourrice. Je jouais avec du sable, tout seul. Les adultes n'étaient pas trop loin, cela me rassurait, et j'étais heureux d'être seul. Mais, ajouta cet homme qui n'avait aucune culture psychanalytique, "j'ai peur de ce qu'il y a derrière."
Il définissait, sans le savoir, ce que Freud nomme souvenir-écran: il s'agit d'un souvenir heureux qui recouvre un souvenir douloureux vécu au même moment. Quelques mois plus tard, l'écran se levait et Jean-Louis découvrait ce qui lui avait fait peur: ces adultes, qui étaient chaleureux avec l'enfant, lui avaient donné à voir des scènes de violence…
M. Bussillet : Habiter son corps, découvrir son être", Chronique Sociale).

Par cette expérience, Jean-Louis démontre que, lorsqu'un exercice ne correspond pas au projet du thérapeute (vous ne cherchez pas à faire venir des images) ce qui se passe peut enrichir le travail thérapeutique.

Il y a donc communication entre les souvenirs, ceux qui viennent facilement, spontanément, et ce qui est plus profond, dans le préconscient ou l'inconscient.

La mémoire involontaire (3)

Ce que Proust appelait "la mémoire involontaire" est magnifiquement défini par Deleuze: " Elle accouplait deux sensations qui existent dans le corps à des niveaux différents et qui s'étreignaient comme des lutteurs, la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose irréductible aux deux : cette Figure (Gilles Deleuze : Francis Bacon; logique de la sensation, La Différence).

L'expérience de Proust est jubilatoire. Il va d'une sensation à une autre, mais il s'agit toujours de souvenirs heureux…

Par contre, lorsqu'il y a souvenir-écran, il s'agit souvent d'un souvenir refoulé parce que trop douloureux. C'est à la suite d'un long travail qu'il peut être découvert.

Dans les deux cas, nous retrouvons bien le
cliché .

Vittoz partait du corps. Il s'adressait le plus souvent au conscient. Mais nous savons que l'inconscient est inscrit dans le corps. C'est parce qu'il avait senti le sable dans ses mains que Jean-Louis a retrouvé un souvenir heureux. Plusieurs mois plus tard, c'est parce qu'il avait senti la violence dans son ventre, au cours d'une relaxation, qu'il a , ensuite, revu une scène de violence entre ses parents nourriciers.

Le transfert

Vittoz n'a pas théorisé sur le transfert. Mais, si nous nous appuyons sur le témoignage des personnes qui l'ont bien connu, nous savons qu'il avait un charisme évident, et que sa relation avec les malades aidait (consciemment ou non) à la mise en place de la psychothérapie.

Aujourd'hui, il y a une grande différence entre le cabinet d'un psychanalyste (souvent sobre), et celui d'un thérapeute Vittoz : le patient Vittozien est invité à recevoir en réceptivité la pièce, dans laquelle il évoluera, sentira des odeurs, laissera venir l'image d'un bouquet… Peut-on dire que le transfert du patient Vittoz sur son thérapeute passe par un attachement à la pièce qu'il retrouve chaque semaine?

Ecoutons Suzanne Dedet : " Le lieu où se vit la Relaxation Thérapeutique en Vittoz est déjà climat inducteur : une pièce, de bonnes dimensions, ne demandant aucun aménagement particulier, mais où les stimulations afférentes ne sont ni heurtées ni violentes, un lieu de bien-être où une certaine harmonie interne donne vie à la lumière, aux objets, aux mouvements mutuels du patient et du thérapeute, un espace qui respire l'accueil, un espace chaleureux et calme."

Souvent, le transfert de nos patients sur nous passe par le transfert sur la pièce.
Le souvenir, entre deux séances, de tel ou tel détail (qu'il s'agisse du sourire du thérapeute ou d'un toucher, d'un son, d'une odeur…), agit souvent comme un objet transitionnel qui participe au tricotage du transfert. Puis viendront des sentiments, d'amour, d'agacement ou de haine, projetés sur le thérapeute…

La psychothérapie Vittoz ne se règle pas en quelques séances. : il y aura toujours un moment où le patient projettera sur son thérapeute l'excès d'amour, ou l'agressivité, qu'il a pu éprouver dans son enfance, parfois à d'autres moments de sa vie…

Depuis la perte des objets placentaires qui, pour Lacan, deviennent des "objets manquants", cette perte se poursuit par toutes les castrations symboligènes étudiées par Françoise Dolto (
L'Image inconsciente du corps, Editions du Seuil..).C'est par le transfert que se fera la recherche de ces objets perdus… d'autant plus que notre thérapie part du corps.

Nous pratiquons la relaxation. Et le divan est un lieu de vie,… Sur le divan de relaxation particulièrement, qu'il en parle ou non, le patient se sentira rassuré par la bonne mère qu'il recherche, jugé par un père sévère, endormi lourdement ou au contraire excité, parce qu'il retrouvera les messages enigmatiques vécus dans l'enfance, lorsqu'il était dans les bras d'un parent angoissé ou dépressif… Mais il pourra revivre aussi des souvenirs heureux, rassurants…


Et c'est bien parce que nous avons pu, au cours de notre thérapie Vittoz, vivre notre transfert, peut-être l'analyser, que la relation thérapeutique va bien au-delà de la relation de professeur à élève…

Alors, oui, nous pratiquerons des exercices agissant sur le comportement. Mais nous ne pouvons nous arrêter là, sans danger pour la personne qui nous fait confiance.C'est à nous de savoir faire évoluer le chemin en fonction de l'évolution du patient, sans le bousculer, sans trop le bercer…En enrichissant la relation par les modulations des deux transferts, celui du patient et le nôtre…


Thérapie longue ou courte?

Si la "mode" des thérapies comportementales s'étend , une des raisons en est que dans l'évolution actuelle de la société une place de plus en plus importante est donnée à la réussite par la modification des conduites, en se focalisant sur le présent. Avec le "besoin" d'aller vite.

Nous avons bien vu, au cours des vignettes cliniques, que lorsque, rapidement, un symptôme disparaît, il peut être remplacé par un autre.

Nous constatons, dans notre clinique, que lorsque nous sommes tentés d'aller vite, ou lorsque nous répondons à l'impatience de notre patient, quelque chose manque à l'approfondissement du travail. Nous avons tous reçu des personnes qui, pressées d'arrêter, éprouvent le besoin de nous revoir six mois ou un an après l'arrêt de la cure (4).

Plus notre expérience s'approfondit, plus nous constatons que le travail se fait lentement, s'approfondit, en prenant le temps. L'idéal étant que le patient, lorsqu'il nous quitte, soit capable de poursuivre , sans nous, et la pratique des exercices vittoziens, et l'écoute de ce qui se passe au fond de lui.

Conclusion

Comme toutes les grandes théories, la méthode Vittoz a évolué et ne cesse d'évoluer. Parce que de grandes thérapeutes, comme le Docteur Rosie Bruston et Suzanne Dedet ont, chacune avec son tempérament et son expérience, approfondi la clinique :

- Rosie Bruston en prenant en compte le message des psychanalystes, tout en conservant le pragmatisme dû au travail sur le corps, les sensations, les émotions…
- Suzanne Dedet, dont le message nous prépare à permettre au patient d'entendre, d'approcher, la réalité de son corps et, au-delà, le secret de son être, au cours de la relaxation psychosensorielle…

A leur suite, un travail s'est poursuivi dans la commission Formation, au cours de recherches qui, tenant compte du message de Freud et de ses successeurs, a cherché à en recevoir le meilleur, tout en gardant notre spécificité Vittozienne… C'est ainsi que s'est mis en place, au cours de la formation, le travail "Vittoz Didactique et sens clinique".

Grâce à tout cela, et aux recherches spontanées, parfois en petits groupes, nous continuons à :
- poursuivre la recherche du (des) symptôme(s),
sans lui donner une priorité absolue, priorité, en étant à l’écoute du symbolisme, sans vouloir aller trop vite; afin que l'évolution du patient se fasse dans l'harmonie, tenant compte de son propre rythme, de l'essence de son être ;
- privilégier le travail en profondeur plutôt que la recherche d' un résultat brillant , rapide mais superficiel;

Grâce à toutes ces recherches, qui se poursuivent, le message de Vittoz étant enrichi, nous pouvons nous appuyer sur les exercices, sans craindre qu'ils ne soient vécus comme des moyens de colmatage des émotions.

Et c'est aux jeunes thérapeutes de prendre la relève.



Annexe

La madeleine de Proust


Un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée de thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes de gâteau toucha mon palais, je tressaillais, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir isolé m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse ; ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera rien. Chercher? Pas seulement : créer. (…). Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, tout idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. (…) Une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi (…) Arrivera-t-il à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir tout au fond de moi? Je ne sais. (…)
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (… )
Dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin qu'on avait construit pour mes parents (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque- là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait
si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles de Monsieur Swann , et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

Marcel Proust, A la recherche du Temps perdu,Du côté de chez Swann.




"Celui qui marche se souvient de savoir marcher - mais ce souvenir n'est pas conscient - on ne se remet pas à l'époque de l'éducation de la marche mais on marche comme si on avait toujours marché - et de même les mots comme si on les avait toujours sus"
Paul Valéry, Cahiers

Le fonctionnement de la mémoire est inconscient.
Notre vie quotidienne repose sur un ensemble de réseaux de neurones dont l'expression se fait de façon réflexe ou implicite: nous actualisons ainsi sans cesse des souvenirs qui se sont tellement fondus dans notre action présente que nous sommes incapables de décrire avec précision quand nous les avons imprimés dans notre mémoire: une mémoire s'est constituée, prête à tous les imprévus.

Jean-Yves et Marc Tadié : Le sens de la mémoire, Gallimard.


1 Les renvois aux pages du livre de Vittoz proposent, en premier, la pagination de l'édition Épi, en second celle de l'édition Téqui.
2 Le processus est clairement expliqué dans les cours de Mounia Bouri sur "conditionnement et déconditionnement".
3 La mémoire volontaire, mélange de mémoire implicite et de mémoire volontaire, telle est ce que nous appelons l'expérience" (Jean-Yves et Marc Tadié :
Le sens de la mémoire, Gallimard.)
4 Lorsqu’une personne demande à arrêter, nous lui disons, bien sûr, qu'elle est libre de partir… mais parfois nous tentons de lui faire découvrir ce qui serait encore à approfondir. Et surtout, lorsqu'elle s'en va, nous lui rappelons que notre porte sera toujours ouverte.