LA THERAPIE VITTOZ EST-ELLE
UNE THÉRAPIE COMPORTEMENTALE?
Nous savons que Roger Vittoz était un
médecin généraliste Suisse. Il s'est installé à Lausanne en
1904. Il a lui-même lutté contre une dépression, ce qui est
à l'origine des exercices qu'il a pratiqués sur lui-même,
avant de les transmettre à ses patients.
Lorsque nous lisons le "Traitement des psychonévroses par
la rééducation du contrôle cérébral", publié en 1907, nous
lisons, dans la première partie, un traité comportemental.
C'est à ses malades qu'il s'adresse, et son but est de leur
donner le moyen de renforcer, ou retrouver, le contrôle de
leur pensée.
Avait-il entendu parler de Freud? Ou de Jung, qui était
plus proche de lui, sur le plan géographique comme au
niveau de la philosophie? Il semblerait que non. La
définition qu'il donne des termes conscient
et inconscient
n'est pas la même que celle
des premiers psychanalystes.
Par contre il semble, grâce à son intuition, être en avance
sur les premiers psychosomaticiens (cf. Influence du contrôle
insuffisant sur les organes (pp. 21, 26) (1),
disant, avec ses termes à
lui, que le psychisme a une influence sur le corps.
Mais pour lui, l'essentiel est d'abord de
contrôler son
cerveau. Pour
cela, il expose deux stades de la thérapie :
1/ modifier le mécanisme cérébral par une rééducation
fonctionnelle (c'est le travail comportemental);
2/ modifier l'état mental par une rééducation psychique (
p. 49 - 63).
Mais il ajoute:
ces deux buts sont en eux-mêmes inséparables; nous ne
faisons cette distinction que pour la clarté de
l'exposition.
Ceci est
important et le thérapeute doit y être très attentif. Le
cheminement de la thérapie est
unique pour chaque
patient, rééducation fonctionnelle et rééducation psychique
se faisant en fonction de ce qui se passe chez le patient,
l'une influençant l'autre, la durée n'étant pas la même
pour tous.
"La méthode Vittoz fait appel à des exercices simples,
intégrés dans la vie quotidienne, qui amène tout d'abord
celui qui les pratique à reprendre pied dans la réalité.
Des actes de la vie quotidienne sont utilisés comme
exercices : l'écoute de la musique, la marche (…)
"(Martine Mingant, Vivre pleinement
l'instant, Eyrolles, p. 9).
Pendant que je suis dans la sensation, les seules zones
sensorielles de mon cerveau travaillent. Les zones
frontales, celles de l'intelligence, mais aussi de
l'angoisse sont mises au repos. La personne découvre, au
cours des séances, au cours des répétitions d'exercices
qu'elle pratique seule, qu'elle peut mettre au repos son
cerveau. Parce qu'elle peut suspendre sa pensée, ne
serait-ce que quelques secondes, elle découvre qu'elle est
capable de réduire une émotion, de la mettre à
distance…Mais aussi, parce qu'elle ne se laissera
pas entraîner par ses émotions, elle pensera plus juste.
C'est cela le comportementalisme…
Avec un bénéfice important : Je suis capable de mettre mon
cerveau au repos, ce qui va, peu à peu, renforcer ma
confiance en moi(2).
L'accueil répété des sensations, s'il s'inscrit dans la vie
quotidienne, nous relie à la réalité, permet un meilleur
échange avec le monde; permet de mieux goûter la vie.
Grâce à cette pratique, la thérapie
évolue, la personne évolue. Cela ne pourra se faire que si
autre chose que l'enseignement des exercices se passe.
Parce que le
thérapeute ne sles exercices proposés ne s'adresseront
pas uniquement au symptôme de la personne; parce que la
relation thérapeutique s'installera, il y aura place - au
cours de la séance, parfois entre les séances - pour les
émotions. Cela se fera, sans que soit nécessaire le désir
conscient du patient, la décision du
thérapeute.Ça
se fait. Le
transfert, celui du patient comme celui du thérapeute, va
jouer. Dans le "couple" patient-thérapeute, un travail
d'inconscient à inconscient se produit…
Il peut arriver que, après un temps court de réceptivité,
vienne une émotion. Parfois peut revenir un
souvenir… Ce moment se produira lorsque la personne
sera prête. Parfois en début de cure, le plus souvent après
plusieurs mois de pratique.
La première partie du livre de Vittoz nous présente cette
façon de procéder.
Grâce à cette pratique, la thérapie
évolue, la personne évolue. Cela ne pourra se faire que si
autre chose se met en place autre que l'enseignement des
exercices se passe. sLes
exercices proposés ne s'adresseront pas uniquement au
symptôme de la personne; et surtout, parce que la relation
thérapeutique s'installera, il y aura place - au cours de
la séance, parfois entre les séances - pour les émotions.
Cela se fera, sans que soit nécessaire le désir conscient
du patient, la décision du thérapeute.Ça
se fait. Le
transfert, celui du patient comme celui du thérapeute, va
jouer. Dans le "couple" patient-thérapeute, un travail
d'inconscient à inconscient se produit…
Nous savons donc aujourd'hui que la "gymnastique
comportementale" ne suffit pas. Que mal utilisée,
elle pourrait renforcer les résistances.
Il arrive qu'un exercice agisse sur le symptôme. Et c'est
important d'en tirer les bienfaits. Mais si l'on en restait
là, le symptôme pourrait se manifester à nouveau, par un
événement inattendu, comme un ressurgissement.
Il peut aussi se produire qu'un autre symptôme apparaisse,
qui avait été recouvert par le premier.
Quelques exemples :
Jacqueline a six ans lorsque ses parents se séparent : mère
française, père italien. Son apprentissage de la lecture en
est lourdement perturbé : mélange de mots, dyslexie,
blocage face à la grammaire, dysorthographie pathologique.
Six mois chez un orthophoniste lui permettent de retrouver
une scolarité normale. Les symptômes ont disparu.
Apparemment.
Lorsqu'elle arrive en classe de seconde, ses notes
scolaires chutent, elle devient très agressive, a des
troubles psychosomatiques, (migraines, douleurs d'estomac).
Sa mère entend parler de la méthode Vittoz: Jacqueline
accepte difficilement les exercices, "oublie" de les
pratiquer dans la vie quotidienne… Son transfert sur
sa thérapeute est très négatif… jusqu'au jour où
elle accepte de vivre des relaxations qui, peu à peu,
évolueront de la détente à des temps de relation avec
elle-même : corps, affectivité, esprit… Le transfert
évolue, les exercices prennent une couleur
symbolique… Elle en parle, en confiance…
Sa mère considère que "cela ne va pas vite", mais accepte
malgré tout de la laisser poursuivre ce travail. Il faudra
un long temps pour que Jacqueline commence à se sentir plus
sûre d'elle. Elle "ratera" son bac, mais à la faveur du
travail somatopsychique qui s'est mis en route, des
"clichés" travaillés en séance, elle abordera sa deuxième
année de terminale sans angoisse, et pourra choisir la voie
qui, pour elle, semble la meilleure pour la poursuite de
ses études…
Claire fait partie d'un
groupe Vittoz. Après le vécu des exercices, chacun
s'exprime : à la fois pour dire ce qui s'est passé (comment
l'exercice est vécu, mais aussi comment il a permis des
associations, venues spontanément, sur sa
vie
quotidienne, sur des souvenirs).
Pour Claire, tout est
différent : elle se contente d'utiliser les exercices pour
ne jamais rester en relation avec ses émotions. Sa peur de
souffrir l'amène à se réfugier dans la fuite. Bien entendu,
ses symptômes à répétition n'évoluent pas.
Un jour, ce sont ses camarades qui lui disent : "Tu ne t'en
sortiras pas si tu n'entreprends pas un travail individuel
avec un des thérapeutes du groupe".
Ce cheminement sera difficile, parfois douloureux. Le fait
d'arrêter de "gommer" ses émotions a demandé un long
travail. Mais peu à peu elle a pu revisiter certains
moments douloureux de sa vie, entendre ce que signifiait sa
peur, et "travailler" sur l'origine de ses symptômes: sa
relation avec sa féminité et la peur qui en découlait.
Poursuivons la lecture de Vittoz : "Le
traitement psychique ". Vittoz nous parle du cliché (p. 90,
117) : Il le définit comme "une impression ancienne,
cristallisée pour ainsi dire dans le cerveau, qui reproduit
toujours le même symptôme par un mécanisme inconscient du
malade… Nous lui donnons le nom de "cliché" , du
fait de sa persistance."
Il cite alors plusieurs cas de patients qui,ayant retrouvé
un souvenir (préconscient ou inconscient?) ont vu
disparaître leurs symptômes.
Dans certains cas "Il peut arriver que le cliché a si
fortement impressionné le cerveau que le malade ne peut
s'en débarrasser si facilement .
Il faut alors que le malade se le rappelle
volontairement
jusqu'à ce que le cerveau
le sente contrôlé , car le réveil conscient et volontaire
du cliché ne produit aucun symptôme ni psychique ni
physique. "
Il arrive que les symptômes demeurent, mais soient plus
faciles à vivre; ce que propose Vittoz "se le rappeler
volontairement" est exactement ce qu'a fait Proust pour
aller de la sensation actuelle à la sensation
mémorisée… (cf. annexe).
Nous savons aujourd'hui que la "guérison" est très rarement
immédiate, pas toujours définitive.
Le cliché est un souvenir. Mais il est rarement seul, et
peut recouvrir d'autres souvenirs.
Le souvenir écran
"Souvenir
infantile se caractérisant à la fois par sa netteté
particulière et l'apparente insignifiance de son contenu.
Son analyse conduit à des expériences infantiles marquantes
et à des fantasmes inconscients. Comme le symptôme, le
souvenir-écran est une formation de compromis entre des
éléments refoulés et la défense.
"(Laplanche-Pontalis, Vocabulaire de
la psychanalyse
P.U.F.)
"Pour Jean-Louis, qui
arrivait pour une troisième séance, je prévoyais simplement
de lui faire découvrir le vécu objectif de sensations
simples . Après qu'il ait fermé les yeux, je l'ai invité à
toucher du sable: "Vous ne cherchez pas à reconnaitre, ni à
juger, ni à faire venir des images, vous accueillez les
différentes sensations."
Dans l'échange qui suivit, il raconte : Une image est venue
tout de suite: j'avais 5 ans environ, j'étais chez ma
nourrice. Je jouais avec du sable, tout seul. Les adultes
n'étaient pas trop loin, cela me rassurait, et j'étais
heureux d'être seul. Mais, ajouta cet homme qui n'avait
aucune culture psychanalytique, "j'ai peur de ce qu'il y a
derrière."
Il définissait, sans le savoir, ce que Freud nomme
souvenir-écran: il s'agit d'un souvenir heureux qui
recouvre un souvenir douloureux vécu au même moment.
Quelques mois plus tard, l'écran se levait et Jean-Louis
découvrait ce qui lui avait fait peur: ces adultes, qui
étaient chaleureux avec l'enfant, lui avaient donné à voir
des scènes de violence…
M. Bussillet : Habiter son corps, découvrir son être",
Chronique Sociale).
Par cette expérience, Jean-Louis démontre que, lorsqu'un
exercice ne correspond pas au projet du thérapeute (vous ne
cherchez pas à faire venir des images) ce qui se passe peut
enrichir le travail thérapeutique.
Il y a donc communication entre les souvenirs, ceux qui
viennent facilement, spontanément, et ce qui est plus
profond, dans le préconscient ou l'inconscient.
La mémoire involontaire (3)
Ce que Proust
appelait "la mémoire involontaire" est magnifiquement
défini par Deleuze: " Elle accouplait deux sensations qui
existent dans le corps à des niveaux différents et qui
s'étreignaient comme des lutteurs, la sensation présente et
la sensation passée, pour faire surgir quelque chose
irréductible aux deux : cette Figure (Gilles Deleuze
: Francis
Bacon; logique de la sensation,
La Différence).
L'expérience de Proust est jubilatoire. Il va d'une
sensation à une autre, mais il s'agit toujours de souvenirs
heureux…
Par contre, lorsqu'il y a souvenir-écran, il s'agit souvent
d'un souvenir refoulé parce que trop douloureux. C'est à la
suite d'un long travail qu'il peut être découvert.
Dans les deux cas, nous retrouvons bien le
cliché .
Vittoz partait du corps. Il s'adressait le plus souvent au
conscient. Mais nous savons que l'inconscient est inscrit
dans le corps. C'est parce qu'il avait senti le sable dans
ses mains que Jean-Louis a retrouvé un souvenir heureux.
Plusieurs mois plus tard, c'est parce qu'il avait senti la
violence dans son ventre, au cours d'une relaxation, qu'il
a , ensuite, revu une scène de violence entre ses parents
nourriciers.
Le transfert
Vittoz
n'a pas théorisé sur le transfert. Mais, si nous nous
appuyons sur le témoignage des personnes qui l'ont bien
connu, nous savons qu'il avait un charisme évident, et que
sa relation avec les malades aidait (consciemment ou non) à
la mise en place de la psychothérapie.
Aujourd'hui, il y a une grande différence entre le cabinet
d'un psychanalyste (souvent sobre), et celui d'un
thérapeute Vittoz : le patient Vittozien est invité à
recevoir en réceptivité la pièce, dans laquelle il
évoluera, sentira des odeurs, laissera venir l'image d'un
bouquet… Peut-on dire que le transfert du patient
Vittoz sur son thérapeute passe par un attachement à la
pièce qu'il retrouve chaque semaine?
Ecoutons Suzanne Dedet : " Le lieu où se vit la Relaxation
Thérapeutique en Vittoz est déjà climat inducteur : une
pièce, de bonnes dimensions, ne demandant aucun aménagement
particulier, mais où les stimulations afférentes ne sont ni
heurtées ni violentes, un lieu de bien-être où une certaine
harmonie interne donne vie à la lumière, aux objets, aux
mouvements mutuels du patient et du thérapeute, un espace
qui respire l'accueil, un espace chaleureux et calme."
Souvent, le transfert de nos patients sur nous passe par le
transfert sur la pièce.
Le souvenir, entre deux séances, de tel ou tel détail
(qu'il s'agisse du sourire du thérapeute ou d'un toucher,
d'un son, d'une odeur…), agit souvent comme un objet
transitionnel qui participe au tricotage du transfert. Puis
viendront des sentiments, d'amour, d'agacement ou de haine,
projetés sur le thérapeute…
La psychothérapie Vittoz ne se règle pas en quelques
séances. : il y aura toujours un moment où le patient
projettera sur son thérapeute l'excès d'amour, ou
l'agressivité, qu'il a pu éprouver dans son enfance,
parfois à d'autres moments de sa vie…
Depuis la perte des objets placentaires qui, pour Lacan,
deviennent des "objets manquants", cette perte se poursuit
par toutes les castrations symboligènes étudiées par
Françoise Dolto (L'Image inconsciente du
corps, Editions
du Seuil..).C'est par le transfert que se fera la
recherche de ces objets perdus… d'autant plus que
notre thérapie part du corps.
Nous pratiquons la relaxation. Et le divan est un lieu de
vie,… Sur le divan de relaxation particulièrement,
qu'il en parle ou non, le patient se sentira rassuré par la
bonne mère qu'il recherche, jugé par un père sévère,
endormi lourdement ou au contraire excité, parce qu'il
retrouvera les messages enigmatiques vécus dans l'enfance,
lorsqu'il était dans les bras d'un parent angoissé ou
dépressif… Mais il pourra revivre aussi des
souvenirs heureux, rassurants…
Et c'est bien parce que nous avons pu, au cours de notre
thérapie Vittoz, vivre notre transfert, peut-être
l'analyser, que la relation thérapeutique va bien au-delà
de la relation de professeur à élève…
Alors, oui, nous pratiquerons des
exercices agissant sur le comportement. Mais nous ne
pouvons nous arrêter là, sans danger pour la personne qui
nous fait confiance.C'est à nous de savoir faire évoluer le
chemin en fonction de l'évolution du patient, sans le
bousculer, sans trop le bercer…En enrichissant la
relation par les modulations des deux transferts, celui du
patient et le nôtre…
Thérapie
longue ou courte?
Si la "mode"
des thérapies comportementales s'étend , une des raisons en
est que dans l'évolution actuelle de la société une place
de plus en plus importante est donnée à la réussite par la
modification des conduites, en se focalisant sur le
présent. Avec le "besoin" d'aller vite.
Nous avons bien vu, au cours des vignettes cliniques, que
lorsque, rapidement, un symptôme disparaît, il peut être
remplacé par un autre.
Nous constatons, dans notre clinique, que lorsque nous
sommes tentés d'aller vite, ou lorsque nous répondons à
l'impatience de notre patient, quelque chose manque à
l'approfondissement du travail. Nous avons tous reçu des
personnes qui, pressées d'arrêter, éprouvent le besoin de
nous revoir six mois ou un an après l'arrêt de la cure (4).
Plus notre expérience s'approfondit, plus nous constatons
que le travail se fait lentement, s'approfondit, en prenant
le temps. L'idéal étant que le patient, lorsqu'il nous
quitte, soit capable de poursuivre , sans nous, et la
pratique des exercices vittoziens, et l'écoute de ce qui se
passe au fond de lui.
Conclusion
Comme toutes
les grandes théories, la méthode Vittoz a évolué et ne
cesse d'évoluer. Parce que de grandes thérapeutes, comme le
Docteur Rosie Bruston et Suzanne Dedet ont, chacune avec
son tempérament et son expérience, approfondi la clinique :
- Rosie Bruston en prenant en compte le message des
psychanalystes, tout en conservant le pragmatisme dû au
travail sur le corps, les sensations, les émotions…
- Suzanne Dedet, dont le message nous prépare à permettre
au patient d'entendre, d'approcher, la réalité de son corps
et, au-delà, le secret de son être, au cours de la
relaxation psychosensorielle…
A leur suite, un travail s'est poursuivi dans la commission
Formation, au cours de recherches qui, tenant compte du
message de Freud et de ses successeurs, a cherché à en
recevoir le meilleur, tout en gardant notre spécificité
Vittozienne… C'est ainsi que s'est mis en place, au
cours de la formation, le travail "Vittoz Didactique et
sens clinique".
Grâce à tout cela, et aux recherches spontanées, parfois en
petits groupes, nous continuons à :
- poursuivre la recherche du (des) symptôme(s),
sans lui donner une priorité absolue, priorité, en étant à
l’écoute du symbolisme, sans vouloir aller trop
vite; afin que
l'évolution du patient se fasse dans l'harmonie, tenant
compte de son propre rythme, de l'essence de son être ;
- privilégier le travail en profondeur plutôt que la
recherche d' un résultat brillant , rapide mais
superficiel;
Grâce à toutes ces recherches, qui se poursuivent, le
message de Vittoz étant enrichi, nous pouvons nous appuyer
sur les exercices, sans craindre qu'ils ne soient vécus
comme des moyens de colmatage des émotions.
Et c'est aux jeunes thérapeutes de prendre la relève.
Annexe
La
madeleine de Proust
Un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère,
voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre,
contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et,
je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de
ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui
semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une
coquille Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé
par la morne journée et la perspective d'un triste
lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée de thé où
j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à
l'instant même où la gorgée mêlée des miettes de gâteau
toucha mon palais, je tressaillais, attentif à ce qui se
passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir isolé m'avait
envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait
aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes,
ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la
même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une
essence précieuse ; ou plutôt cette essence n'était pas en
moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre,
contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante
joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du
gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas
être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle?
Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne
trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui
m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je
m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est
clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais
en moi. (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon
esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment?
Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent
dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout
ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son
bagage ne lui sera rien. Chercher? Pas seulement : créer.
(…). Je demande à mon esprit un effort de plus, de
ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour
que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir,
j'écarte tout obstacle, tout idée étrangère, j'abrite mes
oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre
voisine. (…) Une deuxième fois, je fais le vide
devant lui, je remets en face de lui la saveur encore
récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en
moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever,
quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande
profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte
lentement; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur
des distances traversées.
Certes, ce qui palpite au fond de moi, ce doit être
l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente
de la suivre jusqu'à moi (…) Arrivera-t-il à la
surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant
ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de
si loin solliciter, émouvoir tout au fond de moi? Je ne
sais. (…)
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût,
c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche
matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas
avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour
dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir
trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (… )
Dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine
trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je
ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de
découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux),
aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa
chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au
petit pavillon donnant sur le jardin qu'on avait construit
pour mes parents (ce pan tronqué que seul j'avais revu
jusque- là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin
jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on
m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des
courses, les chemins qu'on prenait si
le temps était
beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à
tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits
morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y
sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent,
se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des
personnages consistants et reconnaissables, de même
maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles de
Monsieur Swann , et les nymphéas de la Vivonne, et les
bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et
tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et
solidité est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Marcel Proust, A la recherche du Temps perdu,Du côté de
chez Swann.
"Celui qui marche se souvient de savoir marcher - mais ce
souvenir n'est pas conscient - on ne se remet pas à
l'époque de l'éducation de la marche mais on marche comme
si on avait toujours marché - et de même les mots comme si
on les avait toujours sus"
Paul Valéry, Cahiers
Le fonctionnement de la mémoire est inconscient.
Notre vie quotidienne repose sur un ensemble de réseaux de
neurones dont l'expression se fait de façon réflexe ou
implicite: nous actualisons ainsi sans cesse des souvenirs
qui se sont tellement fondus dans notre action présente que
nous sommes incapables de décrire avec précision quand nous
les avons imprimés dans notre mémoire: une mémoire s'est
constituée, prête à tous les imprévus.
Jean-Yves et Marc Tadié : Le sens de la mémoire, Gallimard.
1 Les renvois aux
pages du livre de Vittoz proposent, en premier, la
pagination de l'édition Épi, en second celle de l'édition
Téqui.
2 Le processus est clairement expliqué dans les cours de
Mounia Bouri sur "conditionnement et déconditionnement".
3 La mémoire volontaire, mélange de mémoire implicite et de
mémoire volontaire, telle est ce que nous appelons
l'expérience" (Jean-Yves et Marc Tadié :
Le sens de la mémoire, Gallimard.)
4 Lorsqu’une personne demande à arrêter, nous lui
disons, bien sûr, qu'elle est libre de partir… mais
parfois nous tentons de lui faire découvrir ce qui serait
encore à approfondir. Et surtout, lorsqu'elle s'en va, nous
lui rappelons que notre porte sera toujours ouverte.